Message de la chevalerie médiévale
Qu’est-ce donc, en définitive, que la chevalerie ? C’est, croyons-nous, un compagnonnage mystique, qui néglige les distinctions de richesse et de situation sociale, pour ne rechercher que la découverte de la connaissance, de la sagesse qui assurera le règne de l’amour et de la paix. De cette philosophie découlent des sentiments inconnus de la féodalité chrétienne, entre autres la charité sociale, l’égalité et souvent même la suprématie morale de la femme, un amour humain qui s’oppose au traditionnel orgueil guerrier. C’est là une forme première du sens social et de la démocratie.
Bien sûr, en tant que telle, la chevalerie tendra ensuite à disparaître, annexée et déformée par l’église et les souverains, qui instaureront croisades anti-païennes, anti-schismatiques, anti-hérétiques, et ordres dynastiques sous leur dépendance, faisant d’une initiation magique[1] une décoration honorifique. Mais de la nourriture céleste, le sel ne s’affadit point ; dans le labour de l’esprit, le grain ne meurt jamais. Le spiritualisme chevaleresque, survivant, par tradition chez les parfaits des siècles suivants, fleurira à nouveau dans les sociétés de pensée du XVIIIe siècle et l’étoile du berger se lèvera à nouveau dans un orient qui ne sera plus toujours celui de Rome.
Né du seul service militaire, spiritualisée par la retrouvaille d’une tradition oubliée, la chevalerie a disparu en tant qu’institution sociale, mais elle a transmis au monde, avant de s’assoupir, deux vertus qui la caractérisent : l’esprit de dévouement désintéressé au bien commun, et l’esprit d’une aristocratie internationale.
Cet esprit de dévouement au bien, c’est la mission volontairement recherchée de la divinisation de l’humanité. Dans la chaîne humaine qui, venue de la nuit des temps, poursuit son cheminement asymptotique vers la divinité[2], il y a, à l’extrémité qui tend vers l’axe divin, le saint, le génie, l’initié ; à l’autre, le sauvage primitif ou civilisé. Il serait vain de prétendre qu’ils sont égaux autrement que dans le sens qu’ils proviennent en définitive de la même source et que le même Esprit Divin est loin à l’arrière-plan chez tous. Mais s’ils sont pourtant égaux par leur origine et tendront à redevenir égaux dans leur lointaine destination, ils ne sont pas égaux au cours de leur évolution. Le groupe humain, en poursuivant la route qui lui est fixée, se disloque, et l’intervalle de ceux sont en tête et des traînards augmente à mesure que la race avance. Mais ils sont tous un, reliés l’un l’autre et interdépendants : les meneurs, les guides, les "gwyons", doivent aider les retardataires.
C’est cette aide généreuse des forts pour les faibles que nous appelons le dévouement chevaleresque.
La seconde vertu de la chevalerie, c’est le sentiment de fraternité internationale, battu en brèche par un esprit nationaliste mal compris qui se manifeste au XIVe siècle pour ne s’ébranler qu’au XVIIIe. Nous le retrouvons, dans le renouveau des années 1715 à 1790 où l’aristocratie de l’esprit cherche à faire progresser la société de l’époque.
Peu à peu cependant, le sens de la communauté humaine pénètre les hommes qui, hier, s’ignoraient de village à village ; malheureusement ce sentiment sera déformé et, renonçant à l’idéal d’une aristocratie spiritualiste, s’égarera dans les ornières de la démocratie sociale et politique.
Disparue quand elle fut tenue en lisière par les souverains ambitieux de leur seule gloire, la chevalerie peut renaître à un moment où le monde en gésine hésite, comme au moyen-âge, devant l’inconnu qu’il enfante. C’est là que les élites doivent accomplir leur mission et entraîner leurs frères plus ignorants.
"Nous sommes aristocrates non pour jouir, mais pour oser", écrivait Renan qui ajoutait : "les gouvernements ne suffiront plus bientôt à l’administration ; les peuples se gouvernent par des exemples plutôt que par des lois, et par les influences plus que par des injonctions".
L’Esprit, comme le phénix qui renaît de ses cendres, peut, quand il le voudra, inspirer à nouveau les hommes de bonne volonté qui ne pèchent que parce qu’ils ne savent pas dépenser leurs richesses.
Les philosophes jettent souvent au monde un cri d’alarme. Rappelons les paroles de notre cher Lecomte du Nouy, écrivant dans L’homme et sa destinée :
"Le véritable progrès humain, celui qui peut se rattacher à l’évolution et qui la prolonge, ne peut consister que dans le perfectionnement et l’amélioration de l’homme lui-même et non dans le perfectionnement des outils qu’il emploie ou l’accroissement de son bien-être physique".
"Cette dernière attitude, qui est celle des matérialistes est insultante pour l’homme, parce qu’elle néglige systématiquement les qualités humaines les plus nobles, seules capables de lui assurer un bonheur digne de lui et supérieur à celui de la vache ruminante. L’homme peut aspirer à des joies plus hautes que celles de ses ancêtres animaux et ceux qui sont convaincus du contraire — ou qui prétendent l’être — sont à plaindre s’ils sont de simples citoyens, et à redouter s’ils sont des chefs. Ceux-là travaillent contre l’évolution, contre la volonté divine ; ils font le Mal"[3].
Pour avoir perdu le Graal, nous avons trouvé la bombe atomique. Que les meilleurs reprennent passage sur la blanche nef de Galaad pour que la paix et la pureté conduisent les hommes vers le Verbe retrouvé, vers l’éternelle Divinité.
Notes :
Nous employons naturellement ici ce mot dans son sens exact : obtention, par des rites hermétiques, de manifestations extraordinaires de l’au-delà.
Nous employons la comparaison géométrique de l’asymptote pour préciser notre pensée qui croit fermement que l’humanité progresse vers Dieu, s’en rapproche chaque jour davantage, mais ne saurait jamais l’atteindre et l’égaler absolument. C’est ce cheminement sans fin mais toujours progresseur que nous appelons Éternité.
Lecomte du Nouy : L’homme et sa destinée (Human destiny). La Colombe, 1948, page 124.
Illustration : Lancelot du Lac, Adoubement de Lancelot par le roi Arthur, Compilation arthurienne de Micheau Gonnot en trois volumes réalisée pour Jacques d’Armagnac, duc de Nemours, Atelier d’Evrard d’Espinques, Centre de la France (Ahun), entre 1466 et 1470, BnF, Manuscrits, Français 112 (1) fol. 62v. (Original)